Grégoire Bouillier
Le Dossier M, Livres 1 et 2
Flammarion, 2017, 2018
Chronique magistrale d’un fiasco amoureux :
aimer et ce qui s’ensuit.
Il y a longtemps que je veux dire mon admiration pour ce livre monumental qui fait reculer les limites de l’expérience littéraire et entendre une voix unique dans la littérature d’aujourd’hui, loin des modes du mainstream culturel et intellectuel. On se souvient peut-être de Rapport sur moi, texte autobiographique saisissant publié en 2002, en pleine mode de l’autofiction, et qui avait valu à son auteur le prix de Flore. Il y était question de son enfance, de folie, de L’Odyssée qui était devenue le livre à travers lequel il comprenait et vivait sa vie. Il y était question d’anosmie, de délire et de littérature. J’en avais adoré le ton détaché, la construction, l’humour, l’intelligence, et surtout le regard non psychiatrique porté sur la schizophrénie. J’ai consacré un article à ce très beau livre, pour m’expliquer ce qui m’y plaisait tant, et comme une forme oblique d’autobiographie puisque je n’arrivais pas encore à aborder certaines questions douloureuses de façon frontale. J’en ai vu une adaptation pour le théâtre au festival off d’Avignon en juillet 2008. Entretemps il y avait eu L’Invité mystère en 2004 et l’entrée dans le monde de l’art contemporain, qui fait l’objet d’une satire très drôle dans Le Dossier M, puisque le mail de rupture envoyé à S., artiste au « sourire talmudique », a été pour elle le point de départ d’une exposition, « Prenez soin de vous », titre tiré de la dernière phrase du message, qu’elle a demandé à cent cinq femmes de lire et d’interpréter, en fonction de leur profession. Là où l’on pourrait s’attendre à un règlement de comptes sans intérêt, Grégoire Bouillier nous propose son point de vue, avec intelligence et ironie : l’humour s’exerce aussi bien contre celles qui ont pris part à ce jeu de massacre que contre lui-même. Cap Canaveral publié en 2008, récit court et déconcertant, apparaît rétrospectivement comme un des « niveaux » détaché des différentes « parties » du Dossier M. Depuis lors, on n’avait plus eu de nouvelles de Grégoire Bouillier. Trois livres très brefs et fulgurants, puis le silence : un adieu à la littérature, façon Rimbaud ? Le sentiment d’avoir « tout dit », façon Rousseau ? Le refus d’affronter davantage « la corne de taureau », façon Leiris ?
Le Dossier M commence par un prologue : quelques pages d’exofiction sur l’histoire de Carlos Casagemas, peintre espagnol ami de Picasso, comme pour montrer ce que le livre ne sera pas, dans une époque où ce genre triomphe. C’est une façon aussi d’introduire la question du suicide, par laquelle s’ouvre la Partie I : « Il s’appelait Julien. Je peux dire son nom. C’est le moins que je puisse faire. Le dimanche 27 novembre 2005, il s’est enfermé dans sa chambre et il s’est pendu avec la ceinture de son pantalon à la poignée d’une fenêtre. » Cette mort est le résultat indirect de l’histoire d’amour du narrateur avec M, jeune collègue qui lui fit découvrir l’amour, comme on découvre un jour le vin qui fait aimer le vin. « M comme une histoire d’amour. Mais quand on a dit ça, on n’a rien dit. Ou alors, il faut tout dire », annonce la quatrième de couverture. Mais tout dire ne revient pas forcément à ne parler que de soi et le livre se présente comme une sorte d’encyclopédie du monde contemporain, érudite, généreuse et joyeuse. Et comme dans celle de Diderot et d’Alembert, on y trouve des renvois à un site internet où sont donnés des compléments textuels, photographiques, audiovisuels aux pages du livre qu’on a entre les mains. Le livre existe encore en dehors du livre, selon des modalités d’une littérature 2.0 que le lecteur compose lui-même à son rythme et selon son désir. On trouve aussi des renvois du livre 2 au livre 1. Du camp de Falkenau pendant la Seconde Guerre Mondiale aux expériences des époux Harlow sur les petit singes, de Lolita de Nabokov à L’Armée des ombres de Jean-Pierre Melville, de Zorro à JR, le méchant héros de Dallas, du rock à l’art contemporain, de la Comtesse de Ségur au Greco, de l’actrice Ali McGraw au navigateur mythomane Donald Crowhurst, de Miles Davis et Kierkegaard à Coltrane et Picasso ou la grotte de Chauvet, les références et les réflexions de l’auteur semblent sans limites et sans cloisons, comme si l’autobiographie pouvait dire aussi le monde, s’ouvrir à des analyses toujours percutantes, des digressions qui trouvent une suite ou un complément sur le site www.ledossierm.fr où l’auteur propose des « extensions » de son livre. L’autobiographie semble poussée à ses limites, comme pour faire taire définitivement ceux qui n’y voient que narcissisme et enfermement en soi-même. Le livre fonctionne aussi comme une histoire littéraire incarnée, des Mémoires de Mme de Staal-Delaunay à Perec, en passant par Flaubert et Debord entre autres, sans oublier les trois volumes de l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault.
La langue de Grégoire Bouillier surprend sans cesse par ses saillies humoristiques, son ironie, son inventivité, son art de la répétition et sa capacité à jouer avec les formules figées et à les reformuler autrement, avec un gain de sens et de plaisir prodigieux. C’est souvent un texte à la deuxième personne, où le narrateur s’adresse à lui-même, à M ou au lecteur, « à qui veut bien » comme l’indique la dédicace liminaire. La lecture en est addictive et il ne faut surtout pas s’effrayer du volume de chaque livre : 873 pages et 869 pages. On a envie de savoir la suite, de suivre le raisonnement, de comprendre les relations entre les faits, de voir comment « la réalité a plus d’imagination que nous. […] Ce qu’on appelle la réalité. Qui est la somme de toutes les imaginations qui la composent, augmentée de la sienne propre. » C’est un livre en liberté qui permet au lecteur de se libérer d’une certaine image de la littérature, enfermée dans des genres et des formes. En donnant de sa personne pour comprendre au plus proche de la sienne la mort de Julien, l’auteur incite le lecteur à vivre dans sa vérité, « à son niveau individuel des choses », avec tout le courage et l’intelligence qu’il faut pour vivre sa vie.
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Cette chronique est parue dans le numéro 42